Accéder au contenu principal

From Russia with love (1957) - Ian Fleming

"Ce n'est pas que cela ait de l'importance, mais la toile de fond sur laquelle se détachent les personnages de cette histoire est, pour une très grande part, conforme à la réalité.
SMERSH - contraction des mots russes Smiert Spionam qui signifie "Mort aux espions" - existe et reste à ce jour le plus secret des services de l'Etat soviétique.
A l'époque où ce livre a été écrit, c'est-à-dire au début de 1956, les effectifs de SMERSH en Russie et à l'étranger se montaient à 40000 personnes environ. Le général Grubozaboyschikov, dont j'ai peint le portrait ressemblant, était le chef de cette organisation.
Le quartier général de SMERSH se trouve à l'endroit où je l'ai situé dans le Chapitre 4, au n° 13 Sretenka Ulitsa, à Moscou. La Salle de Conférences est fidèlement décrite et les chefs des Services de Renseignements que je montre assemblés autour de la table sont des personnages réels, qui sont forcément convoqués en cet endroit, dans des circonstances comparables à celles que je relate".

Quand on a une quinzaine d'années, une telle note de l'auteur avant le roman lui-même a de quoi impressionner et nourrir quelques fantasmes sur la guerre froide même si l'on n'est plus depuis longtemps dans les années 50. Après avoir lu From Russia with love, je me demandais si SMERSH avait eu une existence réelle et si elle correspondait à la description qu'en faisait Ian Fleming. A l'époque, il n'y avait pas internet pour faire des recherches.

SMERSH a vraiment existé. Il s'agissait du département de contre-espionnage de l'Union soviétique pendant la seconde guerre mondiale en charge de l'élimination des traîtres, espions, déserteurs et éléments criminels de l'Armée rouge, si on en croit la page wikipédia qui lui est consacrée. On y apprend également qu'il s'agissait surtout de liquider les opposants et que SMERSH a été dissout en 1946. Ainsi, le créateur de James Bond fait exister cette organisation au delà de sa dissolution pour en faire un élément majeur de la guerre froide dans ses romans. C'était déjà l'ennemi de Casino Royale et Live and let die. Bien sûr, il n'y a jamais eu de Grubozaboyschikov à sa tête, son véritable chef étant le colonel général Viktor Semionovitch Abakoumov.

Cependant, ce qui est troublant, c'est que le 13 Sretenka Ulitsa existe bel et bien. Il suffit de le vérifier grâce à Google maps. Mais en approfondissant les recherches, il semblerait que Fleming ait choisi cette adresse au hasard si l'on en croit ce qui est indiqué sur ce site, ICI. On peut aussi y voir une photo datant des années 50 de l'adresse et l'ambiance semble plus décontractée que ce que décrit le romancier : "Le Quartier Général de SMERSH est un immense et affreux bâtiment moderne, situé Sretenka Ulitsa. C'est le numéro 13 de cette rue, large et triste. Les gens quand ils passent devant les deux sentinelles armées de mitraillettes qui se tiennent de chaque côté du perron conduisant à une grande porte double en fer, regardent le bout de leurs souliers ; s'ils y pensent à temps, ou peuvent s'y risquer sans se faire remarquer, ils changent de trottoir".

From Russia with love est divisé en deux parties et James Bond n’apparaît que dans la deuxième. Dans la première, sobrement appelée "Le plan", Ian Fleming décrit avec force détails la mise en place d'une machination destinée à tuer 007 tout en ridiculisant les services secrets britanniques. A l'intérieur des locaux de SMERSH, dans une ambiance de défiance paranoïaque les uns envers les autres et sous la domination du charismatique général Grubozaboyschikov,  les responsables s'emploient à dresser la façon dont ils vont détruire "un mythe sur lequel repose pour une grande part la force prétendue de ce service secret". Selon ces hommes, "les mythes reposent sur les actes héroïques de personnages héroïques" et en l'occurence, le personnage héroïque est évidemment James Bond.

Le dossier de l'agent est alors étudié et Ian Fleming s'amuse à nous présenter son personnage à travers les yeux froids et le dossier administratif de son ennemi. D'ailleurs, depuis Casino Royale, c'est la description la plus détaillée que l'on peut avoir de Bond et qui se conclut par : "Cet homme est un dangereux terroriste professionnel et un espion (...). Le fait que cet espion a été décoré de l'ordre de Saint-Michel et Saint-George en 1953, récompense qui n'est habituellement décernée qu'au moment de la retraite, donne la mesure de sa valeur". Finalement, il n'y a pas plus judicieux que de présenter un héros via le regard de ses ennemis pour le mythifier et c'est sur ce fondement que repose toute la crédibilité de From Russia with love.

Le plan est donc le suivant : Tatiana Romanova, jeune, belle et naïve agent russe (et aussi sosie de Greta Garbo) doit convaincre Bruno Kerim, chef de la section turque du MI6, qu'elle est tombée amoureuse de James Bond en voyant sa photo dans leurs dossiers et qu'elle veut passer à l'Ouest. Elle apportera comme "cadeau" le Spektor la machine à coder russe mais il faut que ce soit James Bond qui vienne la chercher à Istanbul. En réalité, SMERSH la manipule aussi en lui faisant croire qu'elle est chargée d'aller faire un peu d'espionnage à l'Ouest. Elle aussi doit mourir avec Bond dans une cabine d'un wagon-lit de l'Orient-Express où sera retrouvé sur son corps un film où les deux amants sont au lit. Le fin mot de l'histoire, James Bond l'apprendra de la bouche du chef exécuteur de SMERSH, Donovan Grant, colosse blond irlandais passé à l'Est et sur le point de lui tirer une balle dans le coeur : " On trouvera dans votre poche une longue lettre d'amour qu'elle est censée vous avoir écrite (...) Il y est dit que la fille donnera le film aux journaux si vous ne l'épousez pas. Que vous lui avez promis le mariage à condition qu'elle vole le Spektor (...). Aussi, quelle histoire dans les journaux ! Ceux de gauche recevront du fric pour faire démarrer l'histoire. Il y a tout là-dedans, tout ce qu'on peut souhaiter : Orient-Express ; une belle espionne russe tuée sous le tunnel de Simplon ; les photos cochonnes ; une machine secrète à décoder ; un bel espion britannique, voyant sa carrière ruinée, tue l'espionne et se suicide. Du sexe, des espions un train de luxe (...). Vieux, ça durera des mois !"

Avec ce cinquième roman, l'écriture de Ian Fleming ne s'est jamais faite aussi précise. Chaque lieu, chaque personnage mais aussi l'action bénéficient d'une attention pointilleuse, parfois presque scientifique, donnant au récit un surprenant aspect de réalité, un peu comme si on lisait un reportage à propos d'une affaire d'espionnage révélée à la presse. Tous les protagonistes font vrai et certains prennent même une dimension plutôt terrifiante, le colonel Rosa Klebb en tête. Figure la plus monstrueuse à la fois physiquement et moralement, haut gradé de SMERSH, rien ne nous est épargné de son abominable physique, de son odeur fétide, de ses déviances sexuelles et de sa perversion dans les actes de torture.

Quant à James Bond, il n'a pas changé. Après une période passionnée de quelques mois en compagnie de Tiffany Case (la contrebandière de ses précédentes aventures Diamonds are forever), il est de nouveau seul. Lorsqu'il apparaît à partir de la seconde partie "L'exécution", il est toujours ce fonctionnaire qui s'ennuie aussi bien chez lui qu'au bureau. La mission qui s'annonce ne peut donc que l'exciter.

Les seuls points négatifs de ce roman passionnant sont les préjugés et réflexions racistes dont fait à nouveau preuve Ian Fleming. Ainsi, on peut lire par exemple qu'en Russie, "les gens s'inondent de parfum, même s'ils ont oublié de prendre un bain, et de préférence quand ils n'en ont pas pris". Les fonctionnaires turcs ont "les yeux brillants, mauvais, cruels d'hommes qui sont depuis peu descendus des montagnes (...) des yeux qui sans en avoir l'air ne perdaient pas de vue le manche du couteau". Les bulgares, eux, sont petits et trapus. Même Bruno Kerim, le sympathique chef de la station turque du MI6, se révèle cruel dans sa manière de traiter les femmes. Il se vante auprès de Bond d'avoir voulu en "apprivoiser" une en l'ayant enchaînée nue sous une table et en lui jetant des miettes, "comme à un chien".

A la fin du roman qui se déroule au Ritz à Paris, James Bond affronte avec l'aide de René Mathis, personnage introduit dans Casino Royale, l'affreuse Rosa Klebb. Ian Fleming avait t-il réellement l'intention de faire mourir sa création ? En effet, touché au mollet par une lame empoisonnée sortant de la chaussure de son ennemie, "Bond pivota sur son talon et s'effondra de tout son long, sur le tapis lie-de-vin". Ainsi s'achève From Russia with love.

Comme les romans précédents, ce ne fut pas la traduction littérale qui fut utilisée comme titre lors de la première parution du livre en France. Le titre était Échec à l'Orient-Express, ce qui ne veut rien dire et enlève toute la pertinence que l'auteur avait une fois de plus donnée à son titre. Ce n'est qu'en 1964 que From Russia with love devint Bons baisers de Russie aux éditions PLON.

En 1961, le président John Fitzgerald Kennedy fera pour Life magazine la liste de ses dix livres favoris. From Russia with love est en neuvième position, juste après Le rouge et le noir de Stendhal. Était-il sincère avec cette liste ou était ce juste une opération de communication ?

Le film sorti en 1963 avec un Sean Connery qui interprétait pour la deuxième fois le rôle de 007, est plutôt fidèle au roman même si le SMERSH n'est plus l'organisation qui attire James Bond dans le piège mais le SPECTRE que Fleming créera en réalité quatre livres plus tard. De ce fait, SPECTRE manipule à la fois le KGB et le MI6 dans une ambiance hitchcokienne. D'ailleurs, le scène de l'hélicoptère complètement inventée pour le cinéma est inspirée de celle de l'avion poursuivant Cary Grant dans North by Northwest.

Commentaires

  1. Eh oui, c'est un roman magnifique, magistral, un des meilleurs -- et l'on sait que je les aime tous.
    Qu'ajouter ? Vous avez, comme d'habitude, tout présenté en quelques paragraphes.
    C'est un livre haletant. La première partie, "Le plan", est une description d'horloger : on assiste en direct à la préparation de la konspiratsia qui s'élabore. C'est un procédé narratif relativement classique : le lecteur en sait plus que les personnages et cela crée le suspense.
    Mais que dire de ce qui est le plus original, peut-être, la biographie complète de Grant et de quelle manière il devient le tueur de la pleine lune. C'est ce qui est formidable chez Fleming. Les personnages ont une vie complète, narrée en détail, à laquelle il parvient à nous faire croire. Ce sera le cas de Blofeld, plus tard, dans Opération Tonnerre.
    Que dire de l'horrible Rosa Klebb ? Comment imaginer un portrait aussi monstrueux -- auquel on croit, et c'est le talent de l'auteur. On ne dit pas : ce n'est pas possible, il exagère. Non, on y croit, et Rosa Klebb est terrifiante.
    C'est d'ailleurs une invraisemblance du film : il n'y a aucune chance, strictement aucune, pour que Rosa Klebb, entièrement dévouée à l'URSS, passe au grand banditisme et au terrorisme international, en trahissant l'Union soviétique et en devenant un membre du SPECTRE. Cela ne tient pas, même si j'aime le film, bien sûr.
    Au cinéma, d'ailleurs, le SPECTRE qui, dans la série des romans, n'existe pas encore, comme vous l'avez noté, sera présent dès le premier film, James Bond contre Docteur No. Julius No est lui aussi un agent du SPECTRE. Il faut dire que le personnage de Blofeld était si intéressant pour des scénaristes, qu'on n'a pas voulu s'en priver. Et l'on ressert les plats en faisant de Rosa Klebb une de ses séides. Enfin...
    Bons baisers de Russie est un livre noir, merveilleux, où l'imagination est présente à chaque page, avec des inventions considérablement originales et des personnages inoubliables : Rosa Klebb, certes, et Grant aussi, mais encore Tatiana Romanova, Bruno Kerim et l'extraordinaire Grubozaboyschikov.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah là là ! From Russia with love est un formidable roman ! Ce n'était pas l'envie qui me manquait d'être plus long à propos de Donovan Grant, Grubozaboyschikov, Tatiana Romanova et Rosa Klebb. Je voulais aussi évoquer Kronsteen, le tunnel aux rats, le passage avec les tziganes et bien d'autres éléments encore.

      Quel roman !

      Il a fallu que je fasse des choix, à contrecœur, sinon l'article aurait été trop long je pense. J'ai même failli supprimer ce que je dis au sujet du 13 Sretenka Ulitsa pour développer un peu plus sur le roman lui-même.

      Mais vous le complétez de façon pertinente et je vous en remercie.

      Supprimer
  2. Pour le sourire : en lisant ce livre, quand j'avais douze-treize ans, j'ai appris qu'une certaine nuance pouvait être dite "lie-de-vin". On apprend en permanence, si l'on est attentif.
    Et c'est dans le roman suivant que j'ai appris le mot "guano"... mais n'anticipons pas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui. Le livre fermé, je suis allé vérifier si la couleur que j'avais alors imaginée était la bonne. Je n'étais pas loin. Je pouvais alors revoir avec précision ce terrible moment : "Bond pivota sur son talon et s'effondra de tout son long, sur le tapis lie-de-vin".

      Le mot "guano", c'est en lisant Tintin, je n'avais pas dix ans.

      On apprend tous les jours, à chaque âge, effectivement.

      Supprimer
  3. Avec Fleming, on apprend aussi le principe des personnages récurrents. Pour ceux qui n'ont pas (encore) lu Balzac.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous évoquez Balzac.

      J'ai justement pensé à lui en lisant From Russia with love, non pas au sujet des personnages récurrents mais pour la précision dans la description de certains lieux.

      Toutes proportions gardées évidemment.

      Supprimer
  4. C'est juste, vous avez raison. Je n'avais pas fait ce rapprochement, mais il n'est pas faux. Bien vu.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Vertige (2011) - Franck Thilliez

J'ai découvert Franck Thilliez  il y a quelques années avec La chambre des morts , polar que j'avais apprécié lire. Plus tard, j'ai lu Train d'enfer pour ange rouge , thriller plutôt bien construit qui plonge le lecteur dans un univers qui se montre de plus en plus effrayant. J'ai achevé la lecture de  Vertige  récemment, son avant dernier livre qui me fait dire que l'auteur s'est amélioré entre ses premières œuvres et celle-ci ; Avec toujours ce goût pour les descriptions de scènes et situations morbides. Jonathan Touvier se réveille au fond d'une grotte glacée. Il est attaché au poignet par une chaîne qui restreint considérablement son champs de déplacement. Il y a son chien aussi, endormi et qui ne tardera pas à sortir du sommeil dans lequel il a été plongé. Deux autres hommes aussi se réveillent dans le même lieu : Farid, qui lui est enchaîné à la cheville et Michel, libre de ses mouvements mais qui a un masque de fer fixé autour de la tête. P

Fright Night (1985) - Tom Holland

 Le 14 septembre prochain sort  Fright Night avec Colin Farrell dans le rôle de Jerry Dandrige, un vampire qui va être démasqué par son jeune voisin. Le bouche à oreille n'est visiblement pas formidable et aux USA, c'est un bide. Mais la sortie prochaine de ce film a été l'occasion pour moi de ressortir le DVD du film original de 1985 ; car Fright Night est un remake de... Fright Night traduit Vampire... Vous avez dit vampire? en France. Y a t-il une logique dans la production des remakes de films américains? Le but pour les producteurs est clairement de se faire quelques dollars de plus sur le compte d'une oeuvre qui a déjà fonctionné, qui a fait parlé d'elle. On a par exemple des remakes de Psycho ( Psychose ), King Kong , Night of the living dead ( La nuit des morts vivants ), Rollerball ou encore The Texas chainsaw massacre ( Massacre à la tronçonneuse ) ou Cape fear ( Les nerfs à vif ). Souvent, le film d'origine a été un succès ou a vu sa n

Night of the living dead (1968), Zombie (1978), Day of the dead (1985) - George A. Romero

En apprenant la mort de George A. Romero le 16 juillet 2017, j'ai tenu à lui rendre mon petit hommage en regardant à nouveau sa trilogie des morts vivants : Night of the living dead , Zombie et Day of the dead . C'était surtout l'occasion de revoir des films qui m'amusent beaucoup et de les partager avec Stéphanie qui ne les avait jamais vu... Lorsqu'on lit un sujet sur Night of the living dead , il y a de grandes chances que soit signalé, derrière son aspect film d'horreur, son propos contestataire, à savoir la destruction symbolique de la famille traditionnelle et son antiracisme du fait que le héros soit joué par un acteur noir, Duane Jones, chose rare effectivement à l'époque. Personnellement, j'ai toujours douté de ces intentions prêtées à George A. Romero. D'abord, il a toujours affirmé qu'il avait choisi Duane Jones pour ses talents d'acteur ; ce qui est cependant la preuve d'une ouverture d'esprit de sa part